IBM, « Good design is good business »

IBM, « Good design is good business »
Eye-Bee-M, le rébus créé pour un poster IBM par Paul Rand en 1981

Parmi les logos qui se distinguent par leur résilience, IBM est un incontournable. Il est souvent cité comme le chef d’œuvre de Paul Rand (1914-1996) , légende du design graphique américain du XXème siècle.

Mais cette réussite est avant tout le fruit d’une initiative qui a totalement révolutionné le monde de l’identité d’entreprise : le Corporate Design Program d’IBM.

Watson Jr : quand le PDG devient architecte de marque

On est en 1956 et Thomas J. Watson Jr (1914-1993) vient de succéder à son père comme CEO de la vénérable entreprise de tabulation (la spécialité de l’entreprise créée en 1911 fut longtemps la carte perforée). IBM est alors en train de s’imposer dans le domaine balbutiant de l’informatique.

Watson a conscience que l’image de l’entreprise est dépassée et qu’IBM souffre de son manque de cohérence. Son intuition est qu’une révolution est en cours et que si l’entreprise veut briller, elle doit penser son identité en embrassant une approche radicale.

Il initie alors l’IBM Design Program. L’objectif est de dépasser la simple charte graphique et de créer une identité en adoptant une approche holistique : l’entreprise est envisagée comme un organisme unique, original, vivant et donc adaptable. L’objectif est pragmatique comme en témoigne la célèbre phrase de Watson : « Good design is good business ».

A cette fin Watson recrute Eliot Noyes, un architecte disciple de Walter Gropius, fondateur du Bauhaus. Noyes a la particularité d’avoir une grande culture du design industriel : de 1939 à 1946 , il a été le premier responsable du Design Industriel au MomA.

Eliot Noyes (1910-1977)

La vision de Noyes est ambitieuse : transformer l’entreprise en un ensemble harmonieux englobant identité visuelle, design industriel, architecture et même matériel de bureau. Pour ce faire, il exige de travailler de façon transversale et directement avec les échelons les plus élevés du management.

L’ancêtre des systèmes de design

Noyes commence par le plus immédiat : l’identité visuelle. Il fait appel à celui qui est alors déjà vu comme un géant de la spécialité : Paul Rand.

Celui-ci redessine d’abord le logo, puis crée un ensemble de règles à partir desquelles les différents intervenants peuvent créer des designs cohérents avec sa vision. Ces règles seront compilées en 1962 dans le Graphic Standard Manual, document que Rand révisera régulièrement par la suite.  

Ce guide est aujourd’hui considéré comme un des premiers documents de design corporate intégrés : l’identité graphique ne se résume pas à un logo, c’est un système qui guide les conditions de reproduction, de cohérence et d’adaptation de la marque.

Une charte graphique n'est pas forcément un carcan.

Les « Constructions de l’avenir » (W. Gropius)

Au-delà de Rand, Noyes fait intervenir ce qui s’apparente à une Dream Team du modernisme :

-          Eero Saarinen avec le Research Center de Yorktown Heights (1961)

-          Marcel Breuer dessine le siege d’IBM à Amonk en 1964

-          Les époux Eames collabore avec Noyes pour Le pavillon IBM à l’Exposition universelle de New York (1964) ; ils créent même des expériences « multimédias » pour l’occasion

-          Le paysagiste Hideo Sasaki conçoit les jardins des campus IBM.

Le pavillon IBM à l’Exposition universelle de New York, témoin spectaculaire de l’audace que suscite le programme.

Partout dans le monde les bâtiments d’IBM sont dessinés par des architectes brillants partageant la vision de Noyes.

Cette approche globale aurait pu être étouffante et conduire à l’uniformité. Noyes l’a vite compris et s’il contrôle tout, il sait la nécessité de laisser de l’espace à la créativité. Il compare le programme à un sonnet ; rien de plus codifié comme forme poétique et pourtant elle autorise une richesse infinie quand les poètes s’en saisissent.

Un design qui transforme l’entreprise

Durant les années 60, en partie grâce au Design Program, IBM émergera comme la première grande identité multinationale.

Quand Thomas Watson Jr. quitte la présidence en 1971, IBM est à son zénith : 70% du marché mondial, une marque devenue synonyme de modernité, une approche du design copié dans le monde entier. Mais c’est aussi une date charnière : avec le départ de cet homme visionnaire, le design perd sa place centrale et IBM s’installe dans une bureaucratie qui annonce les difficultés de la décennie suivante.

Noyes disparaît en 1977 et Rand continuera à collaborer avec IBM comme en témoigne son génial poster « Rébus » en 81 (il est encore utilisé par IBM aujourd’hui). Son influence décline toutefois dans les années 80.

Le rébus "eye-bee-M" conç par Paul Rand en 1981

Big Blue rate le virage du PC et en 1993 frôle la faillite avec 8 md de $ de pertes : Pourtant, contrairement à beaucoup de concurrents aujourd’hui disparus, l’entreprise ne s’effondre pas. Elle réussit à pivoter vers les services sous l’impulsion de Lou Gerstner. Qu’est -ce qui a permis ce miracle ? IBM dispose d’un capital rare : une identité forte, universellement reconnue, patiemment bâtie depuis quatre décennies. C’est ce qui donne à Lou Gerstner la légitimité pour repositionner IBM.

Leçons pour aujourd’hui

 Le Design Program ne se résume pas à une simple parenthèse esthétique. Il a forgé un actif stratégique de long terme. En 1993, c’est cet actif qui sauve IBM. Good design is good business, indeed !

Aujourd’hui, l’héritage du Design Program est immense : il a montré comment la rencontre entre un dirigeant visionnaire et des designers audacieux pouvait donner naissance à un ensemble harmonieux, élégant et performant. En dépassant le caractère ornemental de l’identité, Watson et Noyes ont initié une discipline qu’on appellera ultérieurement Brand Marketing.

Nous l’appelons en France stratégie de marque.

Le problème, c’est qu’ici, trop souvent, on réduit encore cette stratégie à un logo et une charte. Or, chez IBM ou Apple, le brand marketing est un système qui relie produit, communication et culture d’entreprise.

Il y a quelque chose qui s’est égaré dans la traduction. En éloignant la notion d’identité de la discipline marketing, on casse le lien entre la marque et son impact sur les comportements d’achat. C’est peut-être pourquoi le design est trop souvent vu dans nos contrées comme une dépense plutôt qu’un investissement.

Nous avons créé Bataille Royale pour rappeler que ce que Watson avait compris dans les années 50 est toujours vrai : le design n’est pas un luxe. C’est un levier de transformation, un actif stratégique. Un bon design est synonyme de ROI.